Premier roman de Solange Bied-Charreton, Enjoy(1)pose sur l'existence de ses personnages un regard éliasien (du nom du sociologue Norbert Elias) mêlant la sociologie à la clinique. Il y est question d'une société du paraître dont les insistantes injonctions à la mise en scène publique de soi ( injonctions qui transpercent avec éclat dans la forme impérative du nom du réseau social "Show You") font, dans un processus parfaitement démocratique (c'est-à-dire ne faisant aucune distinction, même pas de classes), advenir des personnalités dépressives.
On retrouve du Perec chez Bied-Charreton : on se souvient en effet que celui-ci avait, au tout début des années 60, décrit dans Les Choses les effets produits sur les individualités par les exigences de posséder propres à la société de consommation. Il en ressortait le portrait de deux personnages ridicules et néanmoins suscitant la compassion au regard d'une vie qui, d'avance, les condamnait à être encore et toujours plongés dans une doucereuse insatisfaction. Dans Enjoy, la société de consommation, sans disparaître, s'efface néanmoins devant la société de communication, ou plutôt devant une société de monologues ayant le pouvoir de faire disparaître une capacité émotive qu'on croyait, à tor,t être une donnée naturelle de l'humanité. Autrement dit, ce que nous livre ce roman, c'est une satyre réussie de l'exhibitionnisme, du voyeurisme, du "m'as-tu vu", de ses conséquences sur nos manières d'être. Dans Un homme qui dort, Perec, encore lui, donnait à voir un personnage en quête d'indifférence: envahi par l'intuition de l'absurdité du monde, ce personnage s'ingéniait scrupuleusement à ne plus vivre le quotidien, c'est-à-dire à ne plus en ressentir les joies, les peines, les déceptions. Dans Enjoy, cet état d'apathie est encore plus inquiétant: il n'est pas la conséquence d'une hypothétique prise de conscience du non-sens de l'existence, il n'a rien à voir avec le sentiment de l'absurde source de révolte chez Camus, et est encore moins un projet: il est la conséquence non voulue d'une pratique non réfléchie. En cela, on a tort de comparer ce roman à Le meilleur des mondes de Huxley. Il n'est absolument pas question, dans Enjoy, de dresser le constat d'une politique volontariste qui recourrait à la technologie dans l'espoir de faire advenir le paradis sur terre. On ne sait rien des coulisses de "Show You": ce que l'on sait seulement, c'est que ce réseau est organisé de telle sorte qu'il crée des "vies de mort" sans qu'on puisse néanmoins affirmer que c'est là l'effet recherché. C'est là toute l'originalité du roman: faire voir que l'utilisation des réseaux sociaux produit des effets psychologiques à prendre au sérieux alors même qu'ils ne sont que le résultat d'une pratique anodine. Et si on ajoute à cela, un style dont l'élégance, parfois, rappelle les pages d'un Mathieu Lindon, on comprendra sans peine qu'on voit en Solange Bied-Charreton un auteur plein de promesses.
Steve Renaud
(1) S. Bied-Charreton, Enjoy, Stock, 2012.